top of page
  • antoinemorlighem

Le Chanvre : une culture à creuser

Dernière mise à jour : 20 nov. 2020

La Creuse était autrefois l’un des leaders mondiaux du chanvre. Mais cette culture est tombée en désuétude au début du XXe siècle. Le département souhaite aujourd’hui la réhabiliter, alors que la tendance mondiale est à la dépénalisation, voire à la légalisation. Usages thérapeutique, alimentaire, cosmétique, vestimentaire... les débouchés sont nombreux, sans compter les vertus dépolluantes de la plante pour les sols ou sa résistance bienvenue à l’heure où le réchauffement climatique met en péril les cultures. Pour les agriculteurs et les éleveurs, c’est la perspective d’un complément de revenu important et, plus largement, une opportunité pour ramener activité et emplois dans des territoires ruraux en perdition. Nous nous sommes rendus à la ferme bio de Pigerolles qui a lancé une expérimentation pour se préparer à un possible assouplissement de la législation.

 

Cet article a été publié dans le numéro 41 de Décisions durables

 

La route s’enfonce, sinueuse et déserte, au cœur de la nature touffue de la Creuse qui a mis, pour l’occasion, ses plus beaux habits d’automne. J’en émerge finalement pour grimper à 900 mètres d’altitude jusqu’à la ferme bio de Pigerolles, perchée sur les flancs du Parc naturel régional de Millevaches. Sur la ligne d’horizon, ciselée de collines, tournent trois éoliennes. Je retrouve l’exploitant de la ferme, Jouany Chatoux, à l’intérieur d’une petite auberge qui accueille les visiteurs, et à laquelle fait face un grand bâtiment qui abrite le bétail. Il est en réunion. J’en profite pour aller boire un café dehors. Jérémy Gaillard, spécialiste de la culture du chanvre qui accompagne Jouany Chatoux dans son expérimentation, m’emboîte le pas. La conversation s’engage.


Constat implacable

« On est complètement bloqués ». La passion de Jérémy pour la culture du chanvre est semble-t-il mise à rude épreuve. « Pour le moment, on n’a simplement rien le droit de faire. » Pourtant les députés viennent d’autoriser l’expérimentation du cannabis médical à titre médical pour une durée de deux ans, lui fais-je remarquer. « C’est vrai, concède-t-il, mais aucune des plantes utilisées dans ce cadre ne sera produite en France. Nous sommes en train de faire la même erreur qu’en Allemagne où les grands groupes canadiens ont tout verrouillé pour qu’aucun agriculteur allemand ne puisse avoir de licence de production. » La marge de manœuvre pour l’expérimentation de Jérémy et Jouany est par ailleurs très limitée : ils n’ont pas le droit de replanter leurs graines, doivent acheter des semences certifiées qui ont plus de 30 ans, et la culture ne doit pas dépasser le seuil de 0,2% de THC, ce qui est, en pratique, quasiment impossible à respecter. « C’est dommage, parce qu’ici, on pourrait vraiment faire quelque chose de magnifique. »


Petite histoire du chanvre

Comment en est-on arrivé là ? Jérémy se lance dans une petite histoire du chanvre pour remettre les choses en perspective. « Les hommes vivent avec le chanvre depuis des millénaires. On en retrouve la trace dans des écrits anciens à travers le globe, les Indiens la considèrent même comme une des cinq plantes sacrées de l’humanité. La France était l’un des plus gros producteurs mondiaux. Le nom de la Canebière à Marseille vient d’ailleurs de là, c’était le gros port d’arrivée et de transformation du chanvre. Et puis on a découvert le nouveau monde avec des bateaux dont les voiles et les cordes étaient en chanvre. La constitution américaine et les premiers dollars sont en chanvre. C’était d’ailleurs la culture vivrière américaine. Une loi obligeait les paysans à en cultiver. » Car de fait, on peut presque tout faire avec cette plante. Jérémy me montre, en guise d’illustration, une vidéo sur son portable d’une voiture 100% en chanvre, de la courroie à la carrosserie, en passant par les sièges, conçue par Henry Ford en 1941.


Lobby pétrolier et politique anti- drogues Comment une plante si enracinée dans la culture humaine a-t-elle pu être à ce point diabolisée en l’espace de quelques décennies ? « Le premier coup de poignard a été porté par l’industrie pétrolière », estime Jérémy, « car tout ce qu’on peut faire avec le pétrole, on peut le faire avec le chanvre, avec une meilleure qualité et sans polluer. Ainsi, un pantalon en chanvre sera bien plus résistant qu’un autre en nylon. C’était en somme un obstacle à la société de consommation. » Sont venues ensuite les campagnes contre son usage récréatif, certes nécessaires, notamment sur l’impact que le THC peut avoir sur le développement du cerveau des adolescents, mais souvent caricaturales et sans véritable effet. « En France, nous avons l’arsenal législatif le plus sévère et pourtant, nous sommes toujours parmi les plus gros consommateurs de cannabis. » Et de conclure : « Mais il faut le dire, au vu des propriétés du chanvre, le fumer et bien la pire des choses que l’on puisse faire avec. »


Le vent tourne

Depuis quelques années le vent semble cependant tourner, plusieurs pays s’étant engagés sur la voie de la dépénalisation et de la légalisation. Il faut dire que l’argument économique se fait de plus en plus convaincant: le cannabis devrait, d’ici à quelques années, représenter un marché de 34 milliards de dollars par an à l’échelle mondiale. Sans compter tous les coûts évités de la répression et des incarcérations liées à son trafic. « Mais on peut aller plus loin », insiste Jérémy. « Nous sommes en relation avec Jean-Baptiste, atteint d’une maladie auto-immune rare. Ses médecins lui avaient prescrit un traitement à base d’opium qui a engendré des trous dans son intestin. Alors qu’on lui donnait quelques semaines à vivre, il a cherché d’autres manières de se soigner et a essayé le cannabis. Il fabrique de l’huile avec ses plantes, se prépare des baumes... Aujourd’hui il ne prend plus un seul médicament alors qu’il coûtait auparavant jusqu’à 30 000 euros par an à la sécurité sociale. »


Expérimentation

Nous poursuivons la discussion en nous dirigeant vers le champ de culture, battu par les vents. On y voit des plants de toutes formes, de toutes tailles, avec des fleurs de couleurs dif- férentes. Étonnant quand on sait que tous sont pourtant issus de la même semence. « C’est une des plantes au potentiel génétique le plus important », m’explique Jérémy. Ils mènent égale- ment une expérimentation en nurserie, à l’intérieur de containers. « Les recherches que nous menons sont avant tout dans un cadre cultural », me précise Jérémy. « Nous voulons voir comment développer au maximum les plants, leurs fleurs, optimiser le rendement, étudier les substances intéressantes à des périodes de semis et de récolte différentes pour que, quand la loi le permettra, le chanvrier puisse tirer le meilleur parti de sa récolte. »


Débouchés multiples

Car les arguments du chanvre ne manquent pas. Gros puits de carbone grâce à son taux de croissance très élevé, il dépollue également les sols. « Dans des terres d’agriculture inten- sive, quelques rotations de chanvre permettent de décontaminer pour repartir sur une culture biologique derrière », assure Jérémy. Et derrière, les débouchés sont multiples : la tige peut être utilisée comme isolant, la graine, riche en oméga, peut-être valorisée en huile ou pour l’alimentation animale, la fleur peut servir dans la cosmétique, l’aromathérapie, la conception de parfums... « Il y a toute une filière industrielle durable à créer », conclut Jérémy, qui semble avoir retrouvé de l’allant après ses premiers mots fatalistes.



Fatigue d’un éleveur

Nous retournons à l’auberge pour nous réchauffer autour d’un café avec Jouany Chatoux qui a terminé sa réunion. Il a l’air fatigué, les yeux un peu rougis. Pourquoi s’est-il lancé dans cette aventure ? « L’évolution agricole et le changement climatique font qu’il est de plus en plus difficile de vivre de manière traditionnelle sur la ferme. Le système agricole qu’on nous a vendu ne fonctionne plus, en particulier pour les éleveurs qui doivent, de surcroît, faire face au cli- mat actuel autour de la consommation de la viande et du bien-être animal. Quand bien même ils respectent les meilleurs standards, comme nous. Je ne suis pas étonné du nombre de suicides dans la profession...» Pour Jouany Chatoux, il faut revenir à des cultures plus adaptées aux terroirs, plus résistantes, et qui puissent constituer un complément de revenu intéressant. « Nous avons connu la pire sécheresse depuis des années. Les deux seules productions qui s’en sont sorties sont le blé noir et le chanvre », illustre-t-il. « Et puis c’est moins d’heures de travail, moins de stress... bref moins d’emmerdes. »


Soutien

Les élus locaux, qui ambitionnent de faire de la Creuse le leader de la production de chanvre thérapeutique en France, accompagnent Jouany Chatoux et Jérémy Gaillard dans leur démarche. Le soutien des chambres d’agriculture et de la profession est, lui, plus timide. « Mais ce qui nous fait avancer, c’est surtout le fort intérêt des malades pour ce que l’on fait.» Le fait que cette initiative émane d’un petit département agricole comme la Creuse a créé un petit buzz sur lequel il s’agit maintenant de capitaliser.


Potentiel économique et humain

Si on peut aujourd’hui tirer un revenu correct de la culture de chanvre dans le cadre législatif actuel, le vrai poten- tiel économique vient de l’exploitation de la fleur. «Un hectare de culture permettrait de sortir l’équivalent du revenu généré par 350 hectares dans le cadre d’un élevage bovin extensif », illustre Jouany Chatoux. Sans compter la main-d’œuvre nécessaire pour ce type de culture et sa transforma- tion, avec un potentiel de création de 8 000 à 15 000 emplois. « Cela pourrait tout simplement permettre à mes enfants de rester ici », conclut-il.


Perspectives

Les mœurs ont évolué et la population tout comme la classe politique sont majoritairement ouverts à l’utilisation du cannabis dans un cadre thérapeutique. Jouany Chatoux est donc plutôt optimiste sur une évolution favorable de la législation à moyen terme, mais il prévient: « Attention à ne pas avoir, comme au Canada, trois ou quatre entreprises qui verrouillent le marché. Il faut créer une filière française à l’image de ses agriculteurs : issue d’un terroir, au même titre que le vin ou le fromage. Nous menons également un lobbying sur cette thématique. » Preuve que le combat ne fait que commencer.


 
bottom of page