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"L'entreprise sera politique ou ne sera plus"

Dernière mise à jour : 17 nov. 2020

Fort de son expérience de dirigeant, Pascal Demurger ébauche dans son livre «L’entreprise du XXIe siècle sera politique ou ne sera plus» (2019, Éditions de l’Aube), préfacé par Nicolas Hulot, une vision concrète et argumentée du nouveau rôle que doit assumer l’entreprise dans notre société. Convaincu de l’impérative nécessité d’un changement radical pour répondre aux enjeux sociaux et environnementaux de notre temps, il dresse un portrait de l’entreprise à l’opposé du modèle des GAFAM : respectueuse de toutes ses parties prenantes, consciente de son impact, dont l’action responsable nourrit durablement la performance. Plus qu’une exigence morale, c’est la condition de la survie face aux ogres du numérique... et la garantie de la subsistance d’un modèle européen, en phase avec les valeurs du vieux continent. Rencontre.

 

Interview parue dans le numéro 40 de Décisions durables / (c)Photo : Sébastien Pillault

 

Pourquoi écrire ce livre et pourquoi maintenant? Ce livre est né du désir et du besoin de témoigner d’une conviction forte : on ne pourra plus diriger demain une entreprise comme on l’a fait jusqu’à maintenant. Derrière la rupture digitale, qui bouleverse déjà fortement nos modèles, arrive une seconde vague. Plus culturelle et sociologique, elle exprime une attente forte vis-à-vis des entreprises, pour qu’elles prennent leurs responsabilités sur les sujets sociaux et environnementaux. Il s’agissait aussi de faire part de l’expérience de la MAIF, de ce que nous mettons en œuvre au regard de cette conviction, et d’apporter la preuve que cela peut être source de performance immédiate et opérationnelle, mais aussi stratégique et de long terme. Enfin, le moment s’y prêtait particulièrement avec la conjonction de la loi Pacte, du concept d’entreprise à mission et d’un contexte de revendication citoyenne de plus en plus forte sur ces sujets (marches pour le climat, percée des Verts aux Européennes...)


On parle beaucoup, depuis quelques années, de responsabilité sociale des entreprises (RSE). Vous employez le terme de « responsabilité politique ». Qu’entendez-vous par là ?

Dans mon esprit cela souligne une approche beaucoup plus systématique, portant sur l’ensemble des champs que l’entreprise impacte, aussi bien en interne qu’à l’externe. Il ne suffit plus de gommer son impact par des fondations, des partenariats ou du mécénat, même si certaines entreprises le font de manière très significative. C’est dans leur activité même, dans chacun de leurs métiers, de leurs directions, de leurs choix stratégiques que cette responsabilité politique doit s’incarner. Pour cela il faut effectuer un dépassement dialectique de l’opposition classique entre engagement et performance, pour que le premier nourrisse la deuxième.


Comment ce concept d’entreprise politique s’incarne à la MAIF ? Il prend forme dans toutes les sphères d’influence de notre entreprise, à commencer par la relation client. Dans le monde de l’assurance, on peut facilement être tenté de vendre des contrats inutiles, inadaptés, avec des garanties qui ne fonctionnent jamais ou de se montrer réticent au moment de l’indemnisation. À court terme, ce mode de fonctionnement économique est très efficace : plus de recettes, moins de dépenses. À la MAIF nous prenons le contre-pied de ces pratiques pour cultiver un principe de conseil désintéressé. Aucun conseiller n’est d’ailleurs commissionné aux ventes qu’il réalise. Idem pour nos gestionnaires de sinistres qui cherchent toujours à rendre le plus grand service aux assurés: un gestionnaire de la MAIF gère ainsi en moyenne 1,5 fois moins de dossiers que chez nos concurrents, car il passe plus de temps sur chacun d’eux.


Vous nous dites donc que vous générez moins de chiffre d’affaires et dépensez plus que vos concurrents? Quid de la performance économique ?

Grâce à cette politique, la MAIF a des taux de fidélité et de satisfaction sans commune mesure avec le reste du marché. Nous pouvons ainsi économiser jusqu’à 100 M€ par an sur les frais d’acquisition de nouveaux clients. C’est une bonne illustration de ce dépassement dialectique dont je parlais tout à l’heure.


Comment procédez-vous avec vos collaborateurs ? Nous déclinons la même philosophie en interne. Il faut sortir de cette défiance, qui voudrait qu’une entreprise cherche à payer le moins possible ses salariés, alors que ces derniers auraient pour seul objectif de gagner toujours plus en travaillant toujours moins. On ne pourra jamais rien en tirer de bon. C’est pourquoi nous avons choisi de passer d’un management par l’autorité, à un management par la confiance. Nous faisons le pari que c’est en donnant du sens et une liberté d’action à nos collaborateurs qu’ils pourront donner le meilleur pour l’entreprise. La performance et la pertinence d’une entreprise reposent sur l’intelligence situationnelle et collective de ses salariés. Là aussi les résultats sont édifiants : en 5 ans notre taux d’absentéisme a chuté de 20 % et notre baromètre social atteint des niveaux extrêmement élevés. Nous menons également une politique forte pour l’égalité homme-femme qui nous a permis de décrocher la note de 99 sur 100 à l’Index Pénicaud.


Qu’en est-il de l’impact plus large de votre démarche sur l’environnement, la société...

Deux exemples :

  • en tant qu’assureur automobile, nous favorisons l’utilisation de pièces de carrosserie d’occasion par nos assurés et alimentons la filière en pièces de réemploi. Cela a un impact écologique important et participe à l’émergence d’une économie circulaire de la pièce détachée automobile,

  • en tant que gestionnaire de placements financiers, nous nous fixons des règles très strictes : nous n’investissons pas, par exemple, dans des entreprises à l’impact négatif pour la planète. Nous avons vendu nos titres Bayer le lendemain du rachat de Monsanto, par exemple. Nous nous interdisons aussi de détenir des titres de la dette américaine car le pays applique encore la peine de mort.

Comment ce changement stratégique a été vécu au sein de l’entreprise ? L’accueil a été très positif et même, à bien des égards, émouvant. Mais c’est un mode de fonctionnement exigeant dans lequel certains ne se sont pas reconnus ou n’ont pas réussi à s’adapter. Aujourd’hui, tout le monde pousse dans le même sens. Une anecdote me semble particulièrement éclairante : quand j’ai pris les rênes de la MAIF il y a 10 ans, j’ai engagé des réformes assez fortes. J’ai notamment dénoncé les accords sociaux, ce qui m’a valu l’émission d’un droit d’alerte de la part du comité d’entreprise. Les choses ont ensuite évolué progressivement et nous avons appris à travailler ensemble. Au point qu’un jour, le représentant syndical qui en avait été à l’origine, et dont l’organisation cultive plutôt le rapport de force au niveau national, vienne me voir pour me dire la chose suivante : « Après de longues discussions, nous sommes arrivés à la conclusion suivante :

1/ vous êtes sincère 2/ c’est une bonne chose 3/ on va chercher à vous aider 4/ on a bien conscience que si vous allez jusqu’au bout... un jour, on ne servira plus à rien ! »

C’est l’expression concrète de ce que j’appelle la « puissance de la douceur », qui est tout sauf un renoncement mais une nouvelle forme d’exigence au service de la performance collective.


Les GAFAM aussi revendiquent une vision politique...

Effectivement, je l’évoque dans mon livre, les GAFAM sont, de fait, des entreprises politiques. Elles développent une vision du monde définie, précise, par exemple autour des concepts de libertarianisme ou de transhumanisme, à laquelle elles contribuent par leurs activités. Libre à chacun d’apprécier ou non cette conception du monde, mais elle a bel et bien une portée politique. Ce que je préconise est assez radicalement opposé. À mon sens, l’entreprise n’est pas légitime pour proposer ou imposer un modèle d’organisation sociale, une vision de la société. Ce n’est ni une démocratie, ni une enceinte légitime pour structurer le monde de demain. En revanche, par son activité, a fortiori si elle est puissante, elle a un impact réel sur le monde. L’entreprise politique telle que je l’entends est celle qui prend conscience de cet impact, qui a la volonté de le réduire, et in fine de le rendre positif. Ce sera d’ailleurs, j’en suis intimement persuadé, le seul moyen de lutter avec la force de frappe et les velléités tentaculaires des GAFAM. L’Europe a une vraie carte à jouer dans l’élaboration d’un modèle alternatif, conforme à son histoire, à ses valeurs et aux attentes de ses citoyens.


En mettant en avant le rôle politique de l’entreprise vous semblez acter la perte de souveraineté de l’État, relégué au rôle de gestionnaire... Leurs rôles sont complémentaires, et la prise de conscience politique de l’entreprise ne diminue en rien le rôle de l’État. En revanche, je pense que seul, l’État ne pourra pas tout faire. Les entreprises doivent prendre leurs responsabilités face aux enjeux de notre temps. En cela, les pouvoirs publics peuvent les accompagner à travers la sensibilisation du public et la labellisation, un peu à la manière de ce qui a été fait pour le Bio. L’État aura également un rôle normatif à jouer : nous ne pourrons pas faire l’économie d’une réflexion sur les normes comptables, et les moyens de réinternaliser les coûts externes que l’entreprise fait peser sur la société, par les conséquences écologiques du transport de marchandises par exemple. La prise de conscience devra être, à terme, relayée par une dimension normative. N’oublions pas, enfin, le rôle décisif de la pression citoyenne pour inciter les entreprises à engager leur transition politique.


Si vous aviez 3 conseils à donner à un dirigeant qui souhaiterait s’engager vers l’entreprise politique, quels seraient-ils?

Je les résumerais en 3 mots :

  • Incarnation : ce sont des changements tellement profonds et contre-intuitifs qu’il faut impérativement que tout le corps social ait le sentiment qu’ils sont portés au plus haut de l’entreprise, sans possibilité de retour en arrière. Autrement les forces de résistance sont trop fortes. C’est aussi pourquoi je ne crois pas au concept d’holacratie. Pour moi l’entreprise de demain sera à la fois totalement horizontale et extrêmement verticale, car elle a besoin de cette incarnation, d’un leader qui montre la voie.

  • Sincérité : on ne peut pas emporter de succès sans cela. Sinon, on entre dans une démarche d’optimisation de la visibilité de ce que l’on fait par rapport au coût que cela engendre. Résultat : cela fera pschitt car vous ne toucherez pas le cœur de votre activité, n’irez pas assez en profondeur pour avoir un véritable impact.

  • Radicalité : c’est un terme qui me ressemble peu, mais j’ai acquis la conviction qu’une certaine forme de radicalité était indispensable pour aller le plus loin possible, ne pas accepter qu’une décision stratégique, qu’un morceau de l’entreprise reste au-dehors du mouvement initié. L’entreprise politique se construit sans compromis.

Quels sont les défis qu’il vous reste à relever? Nous avons réalisé une première chose essentielle : nous sommes devenus une entreprise qui raisonne non plus en termes de « ou » mais en termes de « et ». Nous ne sommes plus dans un schéma de pensée où il faut arbitrer entre économique et éthique. C’est cela qui débloque absolument tout, et permet tout le reste. La 2e évolution à mener, elle est en cours, c’est la systématisation de la recherche de l’impact : dans mon périmètre d’activité, comment puis-je faire pour rechercher l’impact positif, que je sois patron du restaurant de

l’entreprise, en charge des espaces verts, de la sécurité, des placements financiers, de la compta... L’autre sujet nous portera sur la modélisation de tout cela. Je suis avant tout patron d’une entreprise : nous nous devons de mesurer, d’apporter la preuve concrète que ce modèle d’entreprise est plus pertinent économiquement et produit de la performance. Puis viendra une autre étape, mais celle-là, si vous me le permettez, je la garde encore pour moi.


 
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