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Voyage au coeur du paradoxe français

Dernière mise à jour : 19 nov. 2020

Hervé Le Bras est démographe, directeur de recherches émérite à l’Institut national d’études démographiques (Ined) et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Dans son dernier livre : « Se sentir mal dans une France qui va bien » (Éditions de l’Aube, 2019), il met en lumière les paradoxes de la France post-gilet jaune. Comment un peuple jouissant d’un des systèmes les plus social et égalitaire a-t-il pu ainsi se soulever dans un tel élan de fureur ? Le mal est profond : les Français ne sont que 7% à faire confiance aux partis politiques, 82% pensent que la situation de leur pays s’est dégradée ces cinq dernières années, et seuls 34% jugent favorablement leur État providence, quand bien même il est le plus protecteur d’Europe. Études, chiffres et cartes à l’appui, Hervé Bras présente un état des lieux factuel de la France d’aujourd’hui, à rebours du pessimisme ambiant, tout en cherchant les véritables causes du malaise. Un travail salutaire car, à faire sans cesse le mauvais diagnostic, nous sommes condamnés à demeurer un pays profondément pathologique.

 

Article paru dans le numéro 42 de Décisions durables. (c) photo : Semmy Demmou

 

Comment est née l’idée de ce livre ? Tout est parti d’un agacement face à certaines revendications des gilets jaunes, notamment sur la pauvreté des retraités ou l’exigence d’avoir plus d’argent pour aider leurs enfants. La première est fausse statistiquement et la seconde est une incompréhension profonde du rôle et du fonctionnement de l’État providence. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un noyau familial fort, c’est pourquoi l’État s’y substitue. Bien sûr il y a des retraités pauvres, mais comme je l’avais montré dans un précédent ouvrage, le nombre de personnes au minimum vieillesse (qui soit dit en passant a augmenté plus vite que l’inflation et le salaire moyen), est passé de 2,6 millions en 1970 à 580 000 aujourd’hui. 2,5 % des Français de plus de 65 ans vivent en dessous du seuil de pauvreté. Un chiffre qui monte à 12 % chez les jeunes. Il y a une forte distorsion entre le ressenti et les faits.


Pouvez-vous nous donner quelques exemples marquants ?

J’explore plusieurs pistes pour expliquer le malaise révélé par les gilets jaunes, telles que les inégalités et la pauvreté, la santé, les prestations sociales, la famille ou la sécurité. À chaque fois, non seulement la situation est bien meilleure que par le passé, mais la France est bien située par rapport à ses voisins européens. À titre d’exemple :

  • la France est la moins inégalitaire des 5 plus grandes puissances de l’Union (indice Gini de 0,28) ;

  • le taux de pauvreté (au niveau de vie inf"rieur à 50 % du revenu médian) est passé de 13% en 1970 à 8% aujourd’hui ;

  • avec 34 % de son PIB consacré aux prestations sociales, la France est le champion européen en la matière ;

  • de tous les pays européens pour lesquels on dispose des statistiques fiables, la France est celui où l’on cesse d’être actif le plus tôt: 60,7 ans en moyenne contre 65,8 pour un suédois ou 64,6 pour un anglais. La durée moyenne de vie après la retraite est également la plus élevée due à notre très bonne espérance de vie (23,6 ans pour les hommes et 27,6 ans pour les femmes) ;

  • si le poids du logement dans le budget des Français est passé de 21% en 1982 à 26% en 2015, cela correspond presque exactement à l’augmentation de 24 % du nombre de pièces par habitant d’un logement. Autrement dit, un choix de consommation en faveur d’un logement plus spacieux plutôt qu’une explosion du budget locatif.

Les raisons de la colère sont ailleurs.


Le mouvement des gilets jaunes a ses racines dans une bande de territoire allant des Ardennes au Massif Central. Parlez-nous de cette France du vide. On la connaît depuis longtemps. C’est une bande de territoire à faible densité et en dépopulation. Quand on regarde la carte des premières mobilisations des gilets jaunes, elle correspond presque parfaitement à cette France du vide, éloignée des services publics, des médecins... C’est aussi une zone où la mortalité est plus forte qu’ailleurs. C’est une France particulière où la voiture est plus que nécessaire, vitale. Or, quand on est éloigné de plus de 50 km d’une grande ville, l’automobile absorbe 1⁄4 du revenu disponible. C’est donc très sensible pour les ménages. Il y avait auparavant un deal tacite avec l’État : « OK, vous vivez en territoire isolé, on vous enlève des services, mais on vous garantit un accès rapide avec des infrastructures entretenues, un coup de pouce sur le diesel »... Les taxes écologiques, sur le diesel, la limitation à 80 km/h, la menace d’un contrôle technique renforcé ont pu constituer, pour ces populations, une forme de trahison qui a été à l’origine du mouvement des gilets jaunes. Ensuite les mécontentements et les revendications se sont agrégés face à la lenteur de la réaction du gouvernement et ont fini par devenir illisibles.

Au-delà de cette France du vide, on a beaucoup parlé du malaise de la « France périphérique». À raison ?

L’opposition entre métropole et périphérie fonctionne si on regarde le revenu médian. Effectivement, à mesure qu’on s’éloigne de la ville, celui- ci a tendance à diminuer. C’est vrai aussi pour la proportion de cadres. Mais si on regarde des indices tels que : le taux de chômage, la proportion de jeunes sans diplômes, la pauvreté, le nombre de familles monoparentales... la situation est plus dégradée dans les agglomérations. Ce n’est pas parce que la périphérie est à l’écart que les choses vont plus mal. Il faudrait d’ailleurs plutôt dire LES périphéries : il y a la banlieue, le périurbain, le rural... chacune avec des problématiques différentes. En revanche, on constate une ségrégation de plus en plus forte entre cols-bleus et cols blancs. Sous l’effet de la financiarisation de l’économie, le haut de la société s’est barricadé dans les métropoles et il n’y a plus de courroies de transmission avec ce qui se passe dans les territoires.


Qu’est-ce que le paradoxe de Tocqueville ? Il y en a deux. Le premier est dans La Démocratie en Amérique. Tocqueville constate que plus il y a d’égalité, plus les gens sont mécontents, plus l’inégalité leur est insupportable. Il en va de même avec la mortalité infantile : plus elle est faible, plus la mort d’un enfant est ressentie durement. Ceci pourrait expliquer en partie l’exigence des Français vis-à-vis de la situation, quand bien même bonne, de leur pays. Le deuxième, que je mentionne dans mon livre, se trouve dans L’Ancien Régime et la Révolution. Tocqueville s’étonne que la Révolution ait surgi à la fin d’un XVIIIe, un siècle de progrès qui avait vu la disparition des épidémies, des famines, la hausse des rendements agricoles... En fait, tout avait plutôt bien fonctionné jusqu’en 1780, puis les choses s’étaient tassées, les réformes en cours arrêtées. La Révolution serait ainsi née d’une frustration des aspirations du peuple alors que le bien-être s’accroissait. Pour résoudre le paradoxe entre fait et ressenti, il faut faire rentrer ce 3e terme : aspiration. C’est une situation que l’on observe très bien à notre époque. Si l’on prolonge la courbe par rapport à la fin des années 90, on voit que nous sommes en dessous de ce que la dynamique d’alors pouvait nous laisser espérer.


Comment expliquer que six mois avant le mouvement des gilets jaunes qui recueillera l’adhésion de 70% de l’opinion, 94% des Français s’estiment, dans un sondage, heureux de vivre dans leur pays ?

Je résumerai la situation ainsi : bonheur privé, malheur public. C’est un domaine dans lequel les Français sont passés maîtres. L’écart que l’on mesure entre la perception qu’ils ont de leur vie privée et de la situation de leur pays est le plus grand de tous les pays européens. On a pourtant l’habitude de lier les deux. L’exemple type est la fécondité : un pays qui va bien, fera plus d’enfants. Mais le lien de causalité n’est pas si évident. Ce serait peut-être même le contraire. On a ainsi vu la natalité augmenter de 20% en Pologne suite à l’état d’urgence imposé par Jaruzelski. Ce serait alors davantage le témoignage d’une forme de repli sur la sphère privée et familiale. C’est inquiétant pour notre capacité à faire société. À la question : « Dans votre pays, pensez-vous que les gens ont beaucoup de choses en commun ? », 35 % répondent négativement, de loin le score le plus élevé de toute l’Union.


Comment faire pour sortir les Français de leur déprime ?

Ce n’est pas à moi de proposer des solutions. En revanche, j’identifie dans mon livre trois aspects qui peuvent objectivement constituer la source du mal-être ambiant :

  • le mythe de la méritocratie,

  • la décorrélation entre le niveau de diplôme et le niveau de vie,

  • et le gel de l’ascenseur social.

Les trois sont d’ailleurs indissociables. La méritocratie est intrinsèquement liée à la République et commence à l’école : tout le monde doit pouvoir partir sur les mêmes bases et verra son travail récompensé par un diplôme qui ouvrira à chacun les portes de l’ascension sociale. Seulement les diplômes ne tiennent plus leurs promesses :

  • en 1968, dans la population active, il y avait 6% de cadres et 6% de gens avec un diplôme du supérieur. Aujourd’hui il y a 16 % de cadres mais le taux de diplômés est passé à 36 % ;

  • l’eécart de salaire moyen au premier emploi entre diplômé et non diplômé était de 1 à 2. Il est maintenant de 1 à 1,5. C’est dévastateur pour les jeunes et pour les parents qui ont beaucoup misé sur leur éducation.

De plus, les Français copient largement leurs aspirations sur celles de leurs parents et ils constatent qu’elles se réalisent plus difficilement qu’à la génération précédente. Il faut rétablir la circulation sociale, physique, géographique... La France souffre d’un défaut de mobilité, dans tous les sens du terme.


Quel accueil a reçu votre livre? Ne vous a-t-on pas accusé d’être hors-sol ? Par rapport à mes livres sur les migrations, il a plutôt été très bien accepté ! Le prochain que je prépare, qui démonte l’idée d’une ruée africaine vers l’Europe et d’un grand remplacement, ne devrait pas faire exception à la règle. Ce qui est plus gênant, et cela dépasse mon cas personnel, c’est le climat ambiant qui présente le cas particulier comme une vérité générale, où les causalités sont de plus en plus simples, où l’émotion prend le pas sur la raison. Je suis mathématicien de formation. Quand vous cherchez à faire une démonstration, surtout en géométrie, en partant de cas particuliers, vous êtes quasiment certain de vous tromper. La démonstration générale est par nature imparfaite et décevante, mais indispensable.

Avez-vous le sentiment d’être écouté par les politiques ? La démographie, et les sciences sociales en général, sont très peu utilisées par les décideurs aujourd’hui. Ils sont très courtois, ils me reçoivent, m’écoutent, mais à la fin ce sont souvent eux qui viennent m’expliquer les choses. Par exemple, lors de la réforme des régions, j’avais fait, à la demande d’Alain Rousset, un travail de comparaison des régions européennes, notamment des Länder allemands, démontrant qu’il n’y avait aucune corrélation entre la taille du Land et son revenu économique, argument pourtant phare du gouvernement pour la réforme. Ils s’en fichent. Idem pour les retraites. On nous a donné un document de mille pages d’explication de la réforme et on ne comprend toujours pas pourquoi on a choisi la date de 2027 ni comment sont calculés les 12 milliards d’économies supposées à réaliser cette année-là. J’ai été invité par des députés de la majorité pour discuter de la réforme : ils ne connaissaient pas les détails des régimes de retraite alors qu’ils allaient en voter la réforme dans quelques semaines ! Les politiques utilisent les travaux surtout quand cela sert leur communication. L’opinion précède le raisonnement.

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