Facebook a dévoilé au mois de juin sa volonté de créer une crypto-monnaie baptisée Libra. Un projet à l’ampleur inédite au vu des 2,3 milliards d’utilisateurs actifs du réseau social, et du nombre d’entreprises partenaires : une vingtaine pour le moment et une centaine à terme. De quoi alarmer les États et l’ensemble du système monétaire international. Faut-il craindre cette privatisation de la monnaie comme la phase ultime de l’hégémonie des GAFAM ? Ou bien faut-il y voir l’opportunité de créer un nouvel écosystème plus fiable, global et partagé ? Décryptage.
"Vers la création d'un nouveau continent économique"
Vincent Lorphelin, co-président de l'Institut de l'Iconomie et fondateur de 100brevets.tech.
Pour les pays faiblement bancarisés mais avec un fort taux d’équipement en smartphones comme l’Inde, pour ceux qui n’ont pas confiance dans leur monnaie comme en Afrique ou pour les États à forte inflation comme le Venezuela, Libra représente un intérêt évident. Mais le phénomène le plus intéressant à mes yeux concerne les pays développés où la cryptomonnaie de Facebook pourrait bien ouvrir tout un nouveau continent économique.
Quatre ruptures
En effet, si Libra devrait se limiter, dans un premier temps, à un simple moyen de transaction plus commode, elle offre la perspective à plus long terme de réformer en profondeur le modèle économique des GAFAM, basé sur la centralisation de la valeur.
Je vois quatre ruptures clés :
L’analyse de traces (clics, commentaires, liens...), industrialisée par le GAFAM pour créer des aspirateurs de micro-valeurs monétisées ensuite auprès des publicitaires, dépassera ce cadre pour profiter à tous.
La baisse drastique des coûts d’authentification engendrés permettra de suivre et de certifier un produit tout au long de sa durée de vie évitant un gâchis économique et écologique.
La reconnaissance monétaire des contributions individuelles rendra à chacun les bénéfices de l’économie du partage en décentralisant la valeur.
La valorisation des micropropriétés créera un nouvel espace économique entre propriété privée et bien commun afin que tous les efforts d’open data ne profitent plus seulement qu’à Google.
Confiance sans naïveté
Faut-il faire confiance à Facebook, représentant éminent de l’hypercapitalisme actuel pour mener à bien cette révolution ? Effectivement le scénario que je décris n’est pas celui qui saute aux yeux. Celui que chacun voit, c’est plutôt celui de l’impérialisme et de l’hégémonie américaine. Mais nous devons envisager Libra avec une confiance sans naïveté. Aider mais encadrer. Au début du XXe siècle, l’industrie automobile a eu besoin du régulateur pour fixer le Code de la route. Il en va de même aujourd’hui, et les États auront leur mot à dire.
Nouveau contrat social
La Libra pose des enjeux qui vont bien au-delà du seul sujet monétaire. Il s’agit de construire un nouveau contrat social qui porte la promesse de décentralisation de la valeur, et mette fin au cycle délétère qui a vu le travail de millions de personnes ne profiter qu’à une poignée d’actionnaires, le plus souvent au détriment de la planète.
"Ni peur, ni enthousiasme, mais un projet audacieux"
Stanislas Barthélémi, consultant chez Blockchain Partner.
L’initiative de Facebook est née d’un triple constat :
L’entreprise fait face à de nombreuses critiques sur l’utilisation des données de ses utilisateurs pour générer du profit et doit adapter son modèle tout en trouvant de nouveaux relais de croissance.
Le développement des cryptomonnaies et plus largement de la blockchain permet de disposer d’une technologie à la maturité grandissante pour développer un système de monnaie privée.
Le système bancaire actuel n’a pas permis d’inclure tout le monde, notamment dans les pays en développement à la fois peu bancarisés et aux monnaies volatiles. 1,7 milliard de personnes sont aujourd’hui hors du système bancaire traditionnel mais les 2/3 ont un smartphone : voilà qui ouvre la voie à ce type de système de paiement.
Architecture
Plutôt que de se lancer seul, ce qui aurait conduit à de nombreux risques juridiques et appels au démantèlement, Facebook a assez subtilement créé une fondation, basée en Suisse, avec 28 membres fondateurs. Un club fermé qui devrait atteindre les 100 en 2020 avant de s’ouvrir, à terme, à l’ensemble des acteurs. Concrètement, Libra sera une monnaie très stable, soutenue par quatre devises principales : le Dollar, l’Euro, le Yen et la Livre Sterling.
Quels usages?
Comme nous l’avons vu, pour les pays en développement, Libra pourrait bien aller jusqu’à se substituer aux faibles monnaies nationales tout en palliant la couverture bancaire quasi inexistante. En Occident et dans les pays développés, l’impact devrait être moins important même si elle pourrait permettre des échanges d’argent plus rapides et l’accès un peu moins cher aux services des entreprises partenaires (un abonnement Spotify, par exemple), du fait de la disparition des intermédiaires. Mais cela est encore difficilement quantifiable. Plus loin, Libra permettra sans doute de créer une nouvelle économie de la donnée, en rémunérant les utilisateurs en échange de l’accès à leurs données personnelles, ou en partageant le revenu des publicités avec les utilisateurs.
Quels risques ?
Demande de moratoire du Congrès américain, levée de boucliers de l’Inde, panique des banques... les réactions à Libra ont été plus que méfiantes de la part des institutionnels (au contraire de l’accueil plutôt positif des analystes financiers de la Bourse de New York). Il faut dire que Libra est potentiellement disruptive pour ces acteurs : imaginons qu’arrivés à une certaine masse critique, les membres de la fondation qui tiennent Libra décident de diminuer la part de l’Euro dans leur portefeuille, suite à une décision de la BCE qui leur déplairait. Nul doute que les marchés l’interpréteraient comme un signal négatif, plongeant ainsi la Zone Euro dans la crise. Il y a donc de vrais risques, mais gardons à l’esprit que Libra ne pourra pas se faire sans ou contre les États. Une phase de négociation va s’ouvrir. Il faut l’aborder sans peur ni enthousiasme. Mais sans être réfractaire non plus, au risque de passer à côté d’un projet révolutionnaire, positif et audacieux.
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